Le jury de la cour d’Assises de Pau, mercredi 25 juin, a fait preuve du bon sens qui a si cruellement manqué aux infirmières dénonciatrices, à la police et au Conseil de l’ordre des médecins : l’urgentiste Nicolas Bonnemaison a été acquitté et déclaré innocent de tous les soupçons qui pesaient sur lui. Crânement, ce médecin remarquable a fait front durant tout le procès, n’a jamais esquivé ses responsabilités, et a permis à la société française de prendre conscience de ce que peut être la fin de vie. Reste désormais la question du cauchemar qu’a vécu l’urgentiste et sa famille pendant trois ans, le lynchage subi en 2011 dans les journaux (dont un certain… Canard enchaîné, où Patrick Pelloux, que l’on a connu mieux inspiré, jouera les donneurs de leçons), et surtout l’interdiction d’exercer la médecine pour cet homme qui, dans son ultime déclaration à la barre du tribunal, a tenu à réaffirmer avec force qu’il était un médecin.
Les anti-Bonnemaison sont légion
Au début du procès, dans « Clémence pour Bonnemaison » (https://jeanyvesviollier.com/2014/06/11/clemence-pour-bonnemaison/), je racontais l’intelligence avec laquelle un urgentiste d’Angoulême avait géré l’AVC brutal de mon père. Depuis son décès, je suis convaincu que la médecine est un art et non une science et que, collégialité ou pas collégialité, le médecin reste un homme seul face aux décisions qu’il a à prendre.
Malheureusement, à titre personnel, je n’ai pas eu autant de chance avec la médecine et des anti-Bonnemaison, j’en ai aussi croisés.
Un tympan perforé pour un rugbyman, c’est comme une engelure pour un maçon. D’une banalité telle qu’on n’en parle même pas. En 1981, je traîne depuis plusieurs années, suite à quelques collisions sur le terrain, une perforation importante du tympan de l’oreille gauche qui diminue quelque peu mon audition. Un copain médecin m’organise un rendez-vous avec le service ORL le plus réputé de Paris. » Vous ne pouvez pas rester comme ça « , me dit le chirurgien. » J’ai l’intention de jouer encore quelques années au rugby. Ne vaudrait-il pas mieux que j’attende la fin de ma carrière ? » Envolée lyrique de l’homme en blouse blanche : » C’est une opération totalement banale. Vous n’avez aucune raison d’attendre « .
Si le service ORL est réputé, l’hôpital parisien qui m’accueille est moyenâgeux. Deux ou trois patients par chambre et un délabrement inquiétant. J’apprends que je serai opéré par le numéro deux du service, un jeune quadragénaire sympathique. Mon opération dure trois heures, alors que tout a été beaucoup plus rapide pour mes voisins de chambre.
Je n’ai vraiment pas l’impression d’entendre mieux, mais le personnel médical fait assaut d’optimisme. Les sons me parviennent comme si un synthétiseur métallique me parlait et surtout une forte fièvre ne me quitte pas. Je vois tous les patients arrivés après moi repartir chez eux, tandis que je suis toujours hospitalisé.
On me libère enfin et je reprends mon travail à L’Équipe. Mais je me sens vraiment pas bien. Des migraines, des vertiges, le sentiment d’entendre encore plus mal qu’avant et une oreille qui coule en permanence.
Nouvelle consultation avec le chirurgien, qui se veut rassurant : » Ce n’est rien, vous avez une petite infection. On va faire une légère intervention et tout va s’arranger « . Vous avez remarqué comme les opérations, quand vous êtes du bon côté du bistouri, sont toujours légères?
Un mois plus tard, troisième intervention. Hasard des tableaux de service, c’est à chaque fois le même colosse antillais qui vient me chercher pour m’emmener au bloc. Et comme il voit passer beaucoup de monde et ne me reconnait pas, j’ai droit à chaque intervention à la même plaisanterie : » Le taxi de Monsieur est avancé « .
Comme je commence à être très inquiet, je profite, lors d’un nouveau séjour à l’hôpital, de l’absence des infirmières pour consulter mon dossier médical, en évidence sur leurs bureaux. Je découvre que, lors de la tympanoplastie, l’intervention a été suspendue et que le numéro un du service ORL est venu donner son avis au numéro deux. Il s’est donc passé quelque chose de bizarre, lors de cette première intervention, mais quoi ?
Pas de changement notable après la troisième opération. Mes audiogrammes sont catastrophiques. J’avais 80% d’audition à l’oreille gauche avant l’opération, 5% après. Et les moues des » spécialistes » me laissent comprendre qu’il n’y a guère d’espoir. Je suis désormais au zéro absolu et totalement inappareillable.
Handicapé invisible
Je découvre ce qu’est un handicap invisible. Quand vous avez un bras dans le plâtre ou un pansement sur l’œil, tout le monde fait attention, tandis que personne ne comprend ce que vous vivez quand vous n’avez plus qu’une oreille en état de marche. Je n’ai plus de relief du son, ce qui fait que je n’identifie plus les voix de ceux qui me parlent et j’ai perdu la géographie du son, donc je suis incapable de savoir d’où vient le bruit que j’entends et que j’identifie souvent mal. Ce problème me vaudra quelques scènes cocasses avec mes enfants, le jour où nous occuperons un très grand appartement. « Papa ! « . « Oui, tu es où ? « . « Là ! « . Et le père de faire toutes les pièces de l’appartement pour dénicher son fils ou sa fille qui décidément ne comprennent rien aux sourds!
En attendant, je fais le difficile apprentissage au quotidien du handicap. Sur les terrains de rugby, je n’entends pas les combinaisons annoncées et je me fais percuter… par mes coéquipiers. Au travail, je rate des remarques essentielles qui me valent ensuite des commentaires acides, me retrouve dans des bistrots ou des salles de restaurant où je ne réussis pas à capter ce que me dit mon interlocuteur. Et puis commencent ces moqueries que j’endure depuis plus de trente ans, ces sourires entendus entre gens dûment nantis de deux oreilles en état de marche, sur le « sourdingue » qui n’a rien compris à ce qu’on lui raconte. Notre société est compatissante pour l’aveugle, mais méprisante pour le sourd.
En même temps, et c’est une sacrée expérience, je peux mesurer les ressources que chaque humain possède en lui. Un léger changement de ma position en mêlée me permet de ne plus me faire piéger sur le terrain au moment des annonces de combinaisons de jeu. Sans même en prendre conscience, j’apprends à lire sur les lèvres et, en m’appuyant sur les phonèmes entendus à reconstituer ce qu’on me dit. Je développe des ruses, me place toujours le premier à une table de restaurant pour avoir une chance de participer aux conversations, manœuvre de la même façon lors des conférences de rédaction, deviens incollable sur les revêtements muraux qui répercutent ou ne répercutent pas le son.
Malheureusement mon oreille coule toujours autant et je suis contraint d’absorber des doses massives de corticoïdes que je supporte mal. J’aurai même le « plaisir », un jour de 1983, de faire un malaise en pleine rue et de me vomir dessus. Expérience parisienne inoubliable, je verrai tous les passants fuir sans me porter secours et je devrai rentrer chez moi par mes propres moyens.
Abonné au bloc opératoire
Ma femme, récemment rencontrée, me convainc de quitter cette équipe médicale qui ne m’a pas réussi, au profit d’une autre brochette de spécialistes de l’oreille.
J’apprends enfin le nom de ma maladie, un cholestéatome, une tumeur ramifiante de l’oreille interne. Bien entendu, en bon journaliste, je suis allé faire un tour du côté des dictionnaires médicaux et ce que j’ai lu m’a terrifié. C’est une maladie qui peut être mortelle et qui occasionne des souffrances terribles. Mon nouveau praticien s’efforce de dédramatiser. « C’est très rare, mais ça arrive parfois lors d’une tympanoplastie« … C’est gentil de me le dire maintenant, après m’avoir annoncé une opération sans risque.
Les hauts, les bas, les arrêts maladie, les opérations s’enchaînent. Au total, j’en subirai neuf en dix-sept ans.
A chaque nouvelle anesthésie, ma trouille augmente et je décide un jour de ne plus me faire opérer. Un médecin phytothérapeute me prend en main. Il me reçoit parfois à quatre heures du matin, tant il a de monde dans son cabinet. Il réussit à ralentir la tumeur, sans toutefois l’enrayer. Par sécurité, il me fait suivre également par un jeune ORL « qui n’est pas un maniaque du bistouri ». Nous passons avec ce nouveau chirurgien de l’oreille un contrat. Pour lui, le phytothérapeute qui veille sur moi est « un génie de la médecine ». L’ORL est d’accord pour m’accompagner dans cet équilibre précaire, mais s’il estime que me vie est en danger, je devrais accepter un évidement total de l’oreille. Marché conclu.
Les examens montrent que ma tumeur continue à progresser et que la dure-mère, la membrane qui protège le cerveau est touchée. Début 1998, l’heure de la grande échéance arrive. J’ai désormais un mal de tête chronique que rien ne peut stopper. Le chirurgien, contrairement à ses prédécesseurs ne me promet rien. « Même après un évidement total de l’oreille, une récidive est toujours possible.«
Sachant que l’opération va être longue et délicate (plus de cinq heures!), il a demandé à un confrère de l’aider.
Dans le mois qui suit, l’oreille arrête de couler et la cicatrisation se passe plutôt bien. Je découvre une vie sans médicament pour la première fois depuis dix-sept ans.
L’incroyable aveu
Bien évidemment, nous nous voyons tous les mois par crainte d’une récidive. Le chirurgien est tellement fier de cette opération au résultat inespéré et je suis de mon côté tellement heureux de retrouver une vie -presque!- normale, que nous développons des liens d’amitié.
En 2001, à la fin d’une visite de contrôle sans le moindre souci, mon sauveur se décide enfin à me dire la vérité :
– Vous me paraissez solide, alors je vais vous dire ce qui vous est arrivé…
– ???
– Vous savez on fait un métier difficile où une erreur d’un millimètre peut avoir des conséquences dramatiques.
– J’en suis conscient, mais…
– Le chirurgien qui a pratiqué la tympanoplastie, vous a mis, involontairement bien sûr, un coup de bistouri. D’où cette fameuse suspension de l’opération et la consultation du grand patron que vous m’avez racontées. Ils ont décidé de refermer l’oreille et de ne rien dire. Quand je vous ai opéré, j’ai clairement vu la cicatrice.
– Et ?
– Et, c’est ce qui a provoqué votre tumeur !
Je n’arrive pas à réaliser. Tous ces ennuis, ces angoisses, à cause d’un coup de bistouri malencontreux !
– Et si je portais plainte, vous témoigneriez contre ce chirurgien ?
– Non. Clairement, je ne témoignerais jamais contre un confrère. De toutes façons, maintenant que votre oreille est évidée, il n’y a plus la moindre trace. Mais j’ai pensé que ça vous aiderait de savoir…
J’ai recherché le maniaque au bistouri qui m’a pourri la vie et j’ai été tenté de lui expliquer à la rugbyman ma façon de penser. En 2001, l’homme possède clinique sur rue à Neuilly-sur-Seine et prospère visiblement bien. Il est depuis en retraite et je ne peux même pas publier son nom dans ce blog, car je relèverais de la diffamation, puisque je n’ai pas la moindre preuve de ce que je vous raconte.
Vous comprenez mieux pourquoi, depuis le début, je suis scandalisé par ce que subit le docteur Bonnemaison. Tandis que le Conseil de l’ordre des médecins laisse prospérer des salopards ordinaires comme l’ORL qui m’a opéré sans assumer sa maladresse, ils vont persécuter un homme qui s’est simplement conformé à la haute idée qu’il se fait de la médecine. Il est d’ailleurs extraordinaire de constater que Nicolas Bonnemaison a été condamné par ses pairs et interdit d’exercer la médecine avant même d’avoir été jugé. Plus grave encore, les avocats de l’urgentiste ont déposé plainte contre le docteur Marc Renoux, ancien président du conseil de l’ordre des Pyrénées-Atlantiques, qui a transmis, à ses collègues un procès-verbal à charge, non signé par le docteur Bonnemaison, accompagné d’une douteuse lettre personnelle de commentaires. « Les deux brouillons ont été glissés dans le dossier par erreur« , affirme désormais ce médecin donneur de leçons (Sud Ouest, 24/6).
On espère désormais que le docteur Bonnemaison, enfin réhabilité par la Justice, sera indemnisé comme il se doit pour tout ce qu’il a enduré.
En attendant grâce à lui, grâce à ce concours de circonstances qui a amené à porter le débat de la fin de vie sur la place publique, nous savons tous ce qu’il nous reste à faire : écrire d’urgence à nos proches ce que nous souhaitons, si nous voulons finir dans la dignité. On ne mourra pas plus tôt pour autant et ça évitera à un médecin magnifique, qui a su rester un homme tout au long de sa vie et qui a avoué être hanté par les décisions qu’il a eues à prendre, d’être injustement cloué au pilori.