Quand le rabbin se réconcilie après-guerre avec le « Boche », les deux se rabibochent. Logique, non ?
Au milieu des années soixante, la guerre était encore très présente dans les discussions familiales et au moment des élections municipales. Dans notre village charentais de Chasseneuil-sur-Bonnieure, l’attitude de chacun pendant ces années sombres était minutieusement soupesée et il n’était pas rare d’entendre des accusations publiques lors des réunions électorales comme « Ta quincaillerie, on sait comment tu l’as montée ! », méchante allusion aux nombreux parachutages anglais qui eurent lieu dans la région. Mes parents n’ayant guère de plaisir à vivre ensemble, notre vie sociale était plutôt réduite, ce qui nous enchantait avec mon frère, car rien n’était pire pour des enfants de moins de dix ans que ces repas du dimanche, les jours d’invitations, avec double entrée, plat de poisson puis plat de viande, avant la salade, le fromage, la farandole de desserts, le café et pousse-café. Et l’on exigeait de nous d’être sages et de faire bonne figure toute la durée du repas, alors que nous n’avions qu’une envie : faire prendre l’air à notre ballon de rugby dans le champ du voisin. Presque à chaque fois, à l’heure du café, mon père qui se piquait de quelques connaissances historiques proposait à ses invités, quand ils n’étaient pas de la région, d’aller visiter Oradour-sur-Glane, village martyr situé à une cinquantaine de kilomètres de notre domicile charentais, non loin de Saint-Junien.
Même si nous étions habitués à suivre sans moufter, je ne sais pas si mes parents se rendaient bien compte de l’épreuve que pouvait représenter pour nous cette visite à répétition du village martyr, de l’église où les femmes et les enfants avaient brûlés vifs, à l’exception de Marguerite Rouffanche laissée pour morte et miraculeusement sauvée, de l’école où seul un petit Alsacien venu se réfugier dans ce village de Haute-Vienne avait eu la présence d’esprit de fuir à l’arrivée des Allemands, des différents lieux où les hommes par groupe de trente avaient été abattus au fusil-mitrailleur. Ma mère ayant vécu les bombardements d’Angoulême et perdu des camarades de classe, mon père ayant assisté en Charente-Maritime à des exécutions sommaires de miliciens à la Libération, comme tous les gens autour de nous, ne disaient jamais « Les Allemands » mais « Les Boches ».
Mon père estimant qu’il ne fallait surtout pas cacher la vérité aux enfants, nous racontait souvent les camps de concentration, les chambres à gaz et les persécutions endurées par les porteurs d’étoile jaune. Et si je ne savais absolument pas ce qu’était un imam, les musulmans étant fort rares en Charente à cette époque, le terme de rabbin m’était familier, car notre libre penseur de père se plaisait à répéter, de préférence en public : « Les prêtres et les rabbins peuvent bien faire ce qu’ils veulent, ça ne me dérange pas du moment qu’ils me foutent la paix ».
J’adorais faire semblant de dormir à l’arrière de notre Renault Dauphine pour mieux capter ce que racontaient les adultes. Était-ce au retour d’une de ces visites à Oradour-sur-Glane que j’ai entendu mes parents parler d’un couple qui s’était « rabiboché » ? Pour moi, nul besoin de se précipiter sur un dictionnaire, le sens de ce mot « rabibocher » était limpide. Si les rabbins juifs et les Allemands avaient été capables de se réconcilier, je n’avais plus aucune excuse, après une fâcherie avec un de mes petits camarades de classe pour ne pas me rabibocher avec lui.
Et j’ai beau, depuis, avoir des dizaines de fois regardé dans le dictionnaire la définition de ce mot, je continue à lui trouver un parfum de Deuxième Guerre mondiale.
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